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Chaque photographie a une histoire qui mérite parfois d'être racontée, à condition que la propriété émergente, comme le dit si bien Hubert Reeves, justifie sa survie.

Beirut by Ibrahim Maalouf

Publié le 5 Décembre 2012 par Bruno Hilaire in Portrait

 

(signé) Ibrahim Maalouf N°011

 

Quand la programmation d'une salle est pertinente, je n'hésite pas à aller découvrir des artistes dont je ne connais rien ou presque. Si de plus la dite salle est à quelques encablures à pied de mon  domicile, il aurait été stupide de ne pas m'y rendre. Je savais qu'Ibrahim Maalouf était un artiste de jazz plébiscité par une radio sans publicité qui m'avait fait découvrir Erik Truffaz et Ludovico Einaudi.

 

J'avais demandé à la mairie l'autorisation de photographier et elle m'avait été accordée, sans restriction concernant le nombre de morceaux. Impatient, je retrouve des amis qui semblent surpris de nous voir, nous amateurs de décibels pas toujours bien ordonnées. Adossés à la scène, les matériels de prises de vue en place, nous discutons avec de sympathiques voisins qui nous parlent de jazz, qui encensent Roberto Fonseca. La salle est petite, basse de plafond ce qui facilite le partage avec le public.

 

Il arrive en tenue décontractée et, allez savoir pourquoi, dès les premiers mots, je sens que l'osmose va se faire : je ne connais ni l'homme, ni sa musique, ni son parcours (tout juste ai-je compris à quoi servait la trompette quart de ton), mais sa voix, son allure, sa spontanéité à présenter sa première partie me ravissent. Il nous raconte une histoire et ce n'est pas moi qui vais m'en plaindre. Les rares morceaux d’Isabel Sörling trouvés sur la toile ne m’avaient pas convaincu, malgré une voix incroyable, j'avais trouvé cela expérimental, intellectuel, inaudible. C'est à peu près le type de réaction qu'a eu Ibrahim Maalouf en l'entendant pour la première fois dans une boite de jazz parisienne ! Mais lui avait eu l’audace de lui demander si elle avait également écrit des chansons et, comme s'il avait besoin de cela pour qu'on lui résiste, avait créé son propre label ! Sur scène, sans être transporté, la belle suédoise traqueuse nous a emportés. De même que Irma, elle chante divinement bien mais les yeux fermés ce qui, pour un photographe est une sorte de casse-tête sans solution.

 

Puis la formation arrive : un Fender Rhodes virtuose, un bassiste balaise crinière de métalleux mais portant des chaussures rockabilly années 50, un batteur perdu derrière ses fûts mais qu'on n'oublie pas tellement il s'agite, un multi-instrumentiste à vent breton, un grateux au look de Yul Brynner et barbichette et Ibrahim Maalouf en survêtement noir, baskets blanches. Sa tenue, pour être à l'aise, comme dans son pyjama. Chilly Gonzales joue bien en robe de chambre et pantoufles. Ce n’est pas pour me déplaire les virtuoses qui savent casser les codes : simplement parce qu'ils les respectent. Car pas de doute à avoir, Ibrahim Maalouf est un virtuose de la trompette. Mais c'est loin d'être suffisant, et l'homme ne l'est pas.

 

Speed dating pour montrer leurs savoir-faire : ça pousse, le son est bon, lourd, audible. Et ensuite on rentre dans sa danse, orientale bien entendu, mais musicale et sensible. Et quand il laisse la place aux musiciens qui partent souvent dans des contrées rocheuses, il les harangue d'un cadencement de la main droite assez caractéristique, les encourageant à envoyer le bois. Il nous parle de sa fille (qui n’est pas loin ce jour là) et son ragtime emprunté à Vincent Delerm nous trottera dans la tête des jours durant. On suit sa schizophrénie (je ne saivais pas à ce moment-là que ce mot comportait de si terrible) jusqu'au moment de pure magie :

 

Il introduit le morceau en annonçant que c'est peut-être le seul morceau un peu sérieux de cette tournée diagnostic: Beirut. Pendant dix ans, je n'ai jamais compris ce qu'il s'y passait, mais je garde en mémoire des images de bombardements, d'immeubles dévastés, d'intérêts mélangés. Il s'assied sur sa chaise, et souffle, longtemps, une même note. Je crois que j'ai les larmes aux yeux immédiatement. La lumière bleue. Je touche la main de mon épouse et elle me sert fortement les doigts. On est tous dans le même état. La salle est dans le même état. On vibre avec ce gamin de 13 ans déambulant dans son pays d'origine qu'il ne connait pas et qu'il découvre dévasté. Comment, avec quelques notes de trompette, peut-on insuffler autant d’émotions mélangées, bigarrées. Il chante dans son instrument, se lamente, l'aime. Nous sommes figés, enveloppés de sons. Le leitmotiv au Fender Rhodes me transportera pour le reste de ma vie, sans aucun doute. La mélancolie écoulée, vient le temps de la rage, de l'action, de l'explosion. Et le groupe s'anime, le son monte, les accords de Led Zeppelin s'immiscent et la transe sonore déferle. J'ai rarement ressenti une énergie libératrice de la sorte.

 

A travers mon émotion, j'ai réussi à prendre cette photo. Pas forcément la plus réussie du concert, mais c’est celle qui témoigne le plus de l'instant. Une osmose émotionnelle rarissime.

 

Quinze jours plus tard, nous sommes retournés le voir, sans les appareils photos, pour le plaisir de nos oreilles. Pour ce grand homme qu'est Ibrahim Maalouf. Pour revivre la magie de Beirut, intacte. Pour un concert rare.

 

Pour entendre et voir Beirut, c’est

Pour découvrir les autres photos du concert de Houilles, c'est  ici

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